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La Fin du Monde IV
Bénédicte
 

   I

Ça n'était pas Pierre. Ou pas tout à fait. Pas complètement. Pas exactement. Plutôt à côté. En dessous. En arrière. Peut-être, après tout. La brosse à dent, elle s'appliquait à la tourner dans le sens des aiguilles d'une montre. Puis se rincer la bouche, gargouiller un peu, passer dans la chambre, choisir la tenue et fissa. Voyons. Au travail, à peine arrivée, elle téléphona à sa mère qui lui dit à la fin : «Ma fille, tu te montes la tête…» Bénédicte aurait souhaité, effectivement. Mais pas plus de tête que de socquettes. Pierre maintenant dormait dans le couloir, un petit tas à côté du porte-parapluie. Et allons donc ! A midi elle sortit et dans la rue il lui sembla que les gens aboyaient. «On choisit, se disait-elle. On choisit et puis on ne choisit plus.» Le magasin où elle entra vendait des parapluies. Au dernier moment elle renonça. Lui était venue cette idée qu'au cinéma les histoires d'amour finissaient souvent sur une plage de Normandie, avec des sortes de danses et, justement, un chien. Un jour dans son sommeil Pierre avait crié : « C'est pas dans le camion ! » « On aime…  se dit-elle encore dans l'ascenseur, on n'aime pas, c'est la lune.» Dans l'après-midi elle reçut les premières conclusions d'une enquête à propos d'un responsable financier qui avait disparu, du jour au lendemain. Agence Vaucouleurs. Apparemment il n'avait rien emporté avec lui. De l'argent de la banque, bien sûr, car les souvenirs, eux, sont, comme on dit, gravés dans la mémoire. Elle téléphona vers cinq heures à Michel, un copain du RIF, qui proposa un déjeuner pour le lendemain. Il eut encore le temps de lui glisser qu'il était sur une affaire très complexe avant qu'elle ne raccroche, ayant soudainement songé que Pierre, le matin-même, elle ne l'avait pas vu.

«On pense souvent, disait Michel, que les disparitions sont liées à des délits, des escroqueries, des choses de ce genre. Je veux dire qu'on a tendance à chercher de ce côté. Dans le cas qui m'occupe, par exemple, il s'agit d'un type qui avait, avec sa femme, un magasin d'antiquités. Bien sûr il a été assez facile de prouver que les antiquités étaient bidons, mais je suis sûr que ce n'est pas la cause de la disparition. Ton bonhomme à toi c'est peut-être pareil.» Quand Bénédicte eut dit, sans vraiment réfléchir, que «Pierre, dans son métier de kinésithérapeute, n'avait que peu d'occasions de commettre un délit… », Michel s'étonna : « Pierre ! Il a disparu ? » et Bénédicte aussitôt : « Non. Il est avec le chien.» Michel dit encore que le type de l'agence Vaucouleurs, personne ne l'ayant déclaré disparu il ne pouvait entamer aucune procédure. Au dessert Bénédicte, comme envoûtée, dit enfin : « Ce qu'il faut chercher, ce ne sont pas les corps mais leurs traces. Ça ne s'est encore jamais vu un type qui arrive à se faire passer pour deux lunes.» Dans le métro sur le trajet du retour elle se dit qu'il lui faudrait, le soir-même, changer les draps du lit.

Bien sûr, Pierre n'avait jamais été kinésithérapeute. Au cabinet où il était sensé exercer, Bénédicte retrouva un carton rempli de stylos à bille et tout un stock de papier. Curieusement les stylos étaient vides et le papier blanc. Il en parlait si bien, pourtant, des petits muscles du dos, les appelant chacun par leur nom, et ces chatouilles ! La douleur aussi, mais rarement. Sur une page, au hasard, elle écrivit : « Ça serait tout à fait enfantin de parler de mensonge. C'est beaucoup plus sérieux. » Puis elle quitta les lieux. Le soir, dans les draps propres, Bénédicte s'endormit avec cette pensée que « l'amour n'est pas dans les êtres, mais entre les êtres ». Toute la semaine suivante elle travailla d'arrache-pied sur le dossier du conseiller financier de l'agence Vaucouleurs. Puis obtint un rendez-vous chez son chef de service pour le lundi à neuf heures trente. Elle y fut, ponctuelle, soigneusement apprêtée. Aussi accepta-t-il sans broncher le fait pour la banque d'abandonner toute idée de poursuite contre Monsieur Plandin Roger, ci-devant responsable financier de l'agence Vaucouleurs. A onze heures elle téléphonait à Michel et lui proposait un dîner tête à tête au restaurant Le Canard , boulevard Montparnasse, pour le lendemain. Michel, confus, accepta. Bénédicte nota sur son agenda, à la dite date : « Il y a toujours un décalage entre le moment où ça arrive et le moment où l'on en a conscience. » Puis s'interrogea sur le sens du dernier mot. Dans le dictionnaire ils disaient : faculté qu'a l'homme de connaître sa propre réalité et de la juger ; cette connaissance. Elle sourit.

Au restaurant il fallut bien promettre pour le faire plier. Elle promit. Michel, abasourdi, méfiant, exigea encore des choses idiotes. Elle ne mit aucun obstacle. Tout ce qu'il désirait. En échange, il céda presque immédiatement : elle aurait les photocopies. Le soir convenu, elle fut chez lui, à sa disposition après qu'il lui eût remis l'épaisse enveloppe et qu'elle en eût vérifé rapidement le contenu. Pendant qu'il s'emberlificotait, elle songea qu'un seul instant suffisait, après tout, pour que change le regard que l'on portait sur soi-même, sa conscience . «La sensation de la permanence, se disait-elle ensuite, est fragile. L'amour, quand il a cessé d'être supplication, est pire qu'un pot de fleur. » Et puis, un peu plus tard : « L'intensité des rêves n'a rien à voir avec leur profondeur. Il n'y a pas de désir qui tienne avec le temps. Une même personne change de manteau, mettons, en moyenne dix fois dans sa vie. Ça ne suffit pas. L'horizon est courbe. On avance les yeux bandés, devine, devine ! L'expression du désir est toujours totalitaire. La comédie, quant à elle, est une plaine sans fond, comme on dit d'un puits, d'un moule à tarte, d'une douleur métaphysique. »  Il faisait chaud sur la peau et très froid sous les larmes. Elle quit ta l'appartement au petit matin. Par les vitres du taxi la ville défilait en noir et blanc.

Pierre elle ne pouvait savoir au juste quand ils s'étaient abandonnés. Des souvenirs d'œufs à la coque, de barques, de tableaux. Barcelone ? Venise ? Dans les tableaux de Francis Bacon elle avait toujours été impressionné par la disposition du décor : son absence, quasiment, et son rayonnement autour des corps. Des fauteuils comme chez le dentiste. S'il parlait encore, elle n'entendait plus. « Est-ce qu'on peut à ce point ne plus s'attacher à ? » Elle avait noté des petits bouts : « Aujourd'hui il fait la vaisselle.» «Aujourd'hui nous avons couché. » « Hier promenade. » Evidemment ça n'expliquait rien, mais qu'y a-t-il exactement à expliquer ? Il faut chercher de l'air et puis manger, manger, manger. Une ombre, un jour, avait pourtant traversé son visage. Une petite ombre. Suffit-il de ne plus entendre ? C'est tout un, comme une lente fatigue, dans les rues les trottoirs s'écartent, et puis bientôt les réverbères, les téléphones, les jardins publics.   Il parlait, oui, il parlait, elle le voyait à ses lèvres, à ses mains, aux ombres portées. Mais disait quoi ? L'image qui l'obsédait, c'était celle d'un peignoir abandonné sur un lit. Son vieux peignoir. « Il ne reste que des détails », se dit-elle, désolée. Et puis elle oublia tout à fait.

L'enveloppe contenait six dossiers. Le second concernait un certain Roger Plandin, quarante trois ans, diplômé de Sciences-Po Grenoble, responsable financier dans une agence bancaire, marié à Jeannine Plandin, sans profession, disparu en février. Le dernier était ouvert au nom de Bénédicte Lochet, trente quatre ans, Licenciée en droit, salariée au service Contentieux d'une grande banque, mariée à Pierre Constant, Kinésithérapeute.

    II

Pendant deux mois Bénédicte erra au hasard des rues, mangea des sandwichs à la terrasse des cafés et dormit dans de vagues hôtels. Puis un jour enfin elle le vit, non loin de Saint-Augustin, qui marchait   d'un pas décidé. Ainsi elle découvrit qu'il travaillait dans un petit cabinet en rez-de-chaussée rue Portalis — Pierre Constant, kinésithérapeute, sur rendez-vous — et habitait non loin de là, rue Ampère, au deuxième, porte droite. Elle en éprouva, étrangement, une joie médiocre. Elle passa ensuite une semaine à circonscrire l'immeuble jusqu'à ce qu'elle puisse enfin se faire embaucher comme femme de ménage par un vieux monsieur parfaitement voûté nommé Ferdinand et qui, bienheureux, possédait l'appartement jouxtant le cabinet de Pierre. Monsieur Ferdinand lui ayant dit, un beau matin, qu'il s'absentait pour deux mois, elle décida de s'installer à demeure.

Depuis le poste d'observation, le lendemain matin, elle vit arriver Pierre, puis ses clients. Mais impossible de savoir ce qui se passait ensuite. Aussi le week-end suivant entreprit-elle de ménager dans la cloison mitoyenne une sorte de judas lui permettant d'espionner correctement. Le lundi, dès neuf heures, elle était fin prête quand le premier client de Pierre, qui s'avéra être Ferdinand en personne, fut introduit dans le cabinet. Durant toute la séance Ferdinand tint d'obscurs propos sur les batailles de Napoléon, sur l'importance de la nature argileuse ou calcaire des terrains, sur la nécessité, à laquelle personne ne songe assez, de bien se soulager avant d'engager les hostilités, qu'elles soient guerrières ou amoureuses, toutes sortes de choses, enfin, qu'elle put à loisir entendre tant Ferdinand vociférait. Pierre, par contre, ne dit rien. Il fut de même silencieux pour le second client, et ainsi de suite toute la matinée, et l'après-midi, et le lendemain et toute la semaine. Il parut enfin se délier lorsqu'il reçut, le mardi suivant, une jeune fille qui déclara se nommer Karine et souffrir de douleurs dans le dos. Ou plutôt, occupé à la masser, il fut pris d'une sorte de logorrhée lente après qu'elle lui eut demandé — pure politesse ? — s'il était marié.

« Marié ? Oui. Il me semble. Enfin… peut-être. Sans doute… Je crois me souvenir en effet. Une ombrelle, un médaillon, un petit geste. Marié ? Ah oui ! Comme c'est curieux. C'est que, voyez-vous, je n'ai pas de faits précis à vous rapporter, ni même un visage, des mains, des chaussures… Rien que de très fugitif, un mouvement, une silhouette quand elle bouge. Marié… Probablement oui. Avec une femme. Comment elle s'appelait, par contre, ça je ne puis vous le dire. Josette ? Elisabeth ? Clotilde ? Claire ? J'ai oublié. »
Karine à cet instant, et comme elle devait se retourner, lui fit doucement remarquer que ces choses-là généralement ne s'oublient pas…
« Oui… Peut-être. Sans doute. Ça ne devait pas être un vrai mariage alors. Ou bien je ne sais pas. Si vous voulez dire quelqu'un de temps à autre dans l'appartement, oui, je crois me souvenir. Dans la salle-de-bains un peignoir bleu pâle, et dans le lit parfois, c'est exact, des bras, des jambes… Comme c'est étrange… Des mots, oui, des téléphones, une petite voiture orange. Des cafés aux terrasses, l'été, des bords de mer. Une écriture ronde, très large, bien pensante. Un carnet de chèques. Une otarie. Un violon d'Ingres. Une cour en terre battue. Marié ? Fichtre !… » La séance s'acheva sur cette suspension. La jeune fille, rhabillée, paya et sortit non sans avoir convenu, pour le surlendemain, d'un autre rendez-vous.

Bénédicte, deux jours durant, n'eut en mémoire que cette phrase qu'elle lui avait dite un matin après qu'ils eussent fait l'amour : « Tu n'es qu'un enfant qui ne sait pas supplier. » Mais à l'heure dite elle tendait l'oreille et collait son œil au judas pour voir Karine entrer et, promptement dévêtue, s'allonger sur la table de massage. « Ça vous est revenu ? » demanda-t-elle en se moquant. Pierre resta un long moment silencieux avant de répondre. « Non. J'ai beau chercher je ne me rappelle plus. Une autre vie probablement. » Karine alors l'interrompant dans son travail, vivement redressée, désigna à son doigt l'alliance argentée : « Et ceci qu'est-ce donc ? » Il répondit sans y penser : « occlusion. » « Quoi ?» « Occlusion. » Elle n'insista pas, reprit la position allongée et attendit sagement la fin de la séance.

La fois suivante cependant elle ne put s'empêcher de lui dire, tout au début — et Bénédicte à quelques pas derrière la cloison cherchait encore pourquoi diable supplier   : « Occlusion : 1°) Chir . Opération consistant à rapprocher les bords d'une ouverture naturelle. 2°) Oblitération d'un conduit ou d'un orifice. 3°) Fermeture complète. Contac t des dentures inférieure et supérieure par le jeu des muscles de la mâchoires. 4°) Techn . Propriété que possèdent certains solides d'absorber les gaz. Vous choisissez laquelle ?» Pierre furetait sous la peau à la recherche d'un muscle minuscule. « Aucune. J'ai retrouvé une photo. C'est une jeune fille blondasse, jolie, mais sans plus. Avenante. On l'imagine au lit, pour la forme, mais passée la première fois on est plutôt réticent. Elle a dû faire des études sérieuses, du droit, de l'économie, quelque chose comme ça. Elle travaille dans une banque, une société financière, au service du contentieux, des affaires intérieures. La moindre chose lui semble importante, elle s'y raccroche comme si le monde en dépendait. Elle rentre très tard le soir pour bien montrer à quel point elle est une employée modèle, sérieuse et indispensable. C'est une angoissée qui a peur de ses jambes, de ses épaules, de sa nuque. Elle fructifie. C'est par ailleurs une excellente nageuse. La brasse surtout, qu'elle pratique, coulée, très dignement. Elle a aussi des rêves cachés dans une boîte en bois de santal, une collection de poupées anciennes, trente trois foulards de soie, un assortiment incroyable de shampooings et dans son sac un porte monnaie en cuir noir. Elle m'a déclaré un jour qu'elle attendait de moi une sécurité dans sa vie, quelque chose comme un air-bag en cas de coup dur. Nous nous sommes mariés un dix-sept juin à la mairie de St-Mandé. Nous avons passé notre nuit de noce à regarder par la fenêtre de la chambre d'hôtel un policier qui faisait les cents pas sur le trottoir d'en face. Ensuite, pendant dix ans chaque matin j'ai pris le métro. » « C'est tout ? » « Je crois qu'il n'y a rien de plus à en dire. » La séance était finie et Karine put se rhabiller. Bénédicte, enfin décollée de son mur, pensa tout d'un coup que l'expression était étrange qui parlait de la saignée des genoux .

Karine revint encore deux ou trois fois mais n'interrogea plus le kinésithérapeute. A la fin Pierre dit tout de même, contemplant vaguement le corps allongé de Karine : « Je ne comprends pas pourquoi vous êtes venue. Vous n'avez absolument rien. » Karine, déjà prête, lui fit de rapides adieux : « J'aime qu'on me touche. » Puis, un éclair, Bénédicte eut l'impression que Karine, face à la cloison, lui avait fait un clin d'œil. Tempête mon beau navire songea-t-elle alors.

« J'ai du mal à comprendre. », dit une voix dans son dos. Bénédicte sursauta, se décolla vivement de son mur puis, retournée, distingua dans la pénombre la silhouette de Karine, qui poursuivait : « Est-ce vous qui êtes partie ? Ou bien lui ? Oh et puis au fond quelle importance ?» Elle s'approchait. « Mais tout de même. Vous avez une idée ? » « Aucune, répondit Bénédicte, ou plutôt murmura. Je ne saurais dire. Il s'est fait entre nous un grand lit d'ombre. » « Il est temps de partir maintenant» dit Karine. « Oui, sans doute. » Comme à regret, Bénédicte quitta son mur. Dans la rue elle ne put s'empêcher de remarquer : « Il y a des êtres et la pluie verse. Je m'étais toujours imaginée qu'il m'aimait. Cette histoire de nuit de noce à St-Mandé est ridicule. Nous sommes allés en Normandie et nous avons fait l'amour dans un bain moussant. D'ailleurs nous ne nous sommes pas mariés. Et puis, cet homme, je ne le connais même pas. Un kinésithérapeute, pensez donc ! » Karine à un carrefour lui remit une grande enveloppe et lui dit : « Il y a là-dedans tout ce qu'il vous faut. Prenez tout votre temps. Nous nous reverrons peut-être. » Juste comme elle disparaissait, Bénédicte pensa que la logique n'est pas formellement dérivée, et elle voyait clairement en elle-même un sémaphore aux bras cassés.
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