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La Noce

1
Il volait dans la brise quelques fleurs de violette et des hameçons vert pomme. La dame qui était sur ses genoux soudain se redressa et déclara : « Il n'y a pas deux jours semblables. Hier j'étais vorace et demain je dormirai très tard. » Elle fila ensuite par l'escalier de service. Aux statues dans les jardins il fit de longs discours. Lorsque la brise fut calmée, il put enfin sortir son calepin et noter : « Est-ce bien le jour de mon mariage ? »

2
L'envie d'écrire lui était venue très tôt. D'ailleurs ça n'était pas « écrire » à proprement parler, mais plutôt comme la caresse louvoyante d'une scie dans un tronc d'épicéa. On ne se figure jamais assez combien tout ceci est relatif. Les mots dans le calendrier ou à la surface des nuages, à peine les avait-il posés qu'ils s'évanouissaient. Chimère par exemple. Ou encore gageure. Et que dire de passe-montagne ?

3
« C'est très simple ! », lui disait-on. Ça n'est qu'après sa première nuit d'amour, bien plus tard, qu'il crut enfin comprendre de quoi il retournait. « Il suffit de faire les choses les unes après les autres. La terre est ronde. Moi j'ai depuis longtemps l'Amérique à portée et l'Asie en bandoulière. Bornéo à l'index et Zanzibar, Zanzibar en boucle d'oreille ! » On le croyait un peu fou, penché sur l'atlas en couleur comme un caméléon endormi sur une feuille de rhubarbe

4
Il rêvait donc, transibérien et Panama, eucalyptus et Amazone, indiens et fourmis volantes. Il rêvait. Autour de lui le monde à rebrousse-poil et les nuits à courir la poste. Tout pouvait être prétexte à théorème, exploration ou abîme. Il se fit ainsi de la vie une idée furieusement vaste, laquelle, à terme, eut de plus en plus de mal à cadrer avec les carrefours encombrés, les trottoirs étroits, les façades désespérément closes qui malgré tout l'entouraient. Et puis ?

5
Il fut amoureux d'une gamine qui avait des chaussures rouges et un corsage de dentelle. Cela dura le temps d'un été, quelque part du côté de Nevers. La gamine avait pour habitude, chaque fois qu'ils s'embrassaient, de faire et de défaire avec ses sourcils des petites épissures compliquées. Et de la pointe de ses seins jaillissaient parfois des locomotives à vapeur. Il était encore naïf et prenait ces manifestations inopinées pour le présage d'un bonheur inattendu.

6
Le jour de ses trente ans il revêtit l'habit et le masque du Kachina Mastop et, dûment armé du « bâton à lapins » et des branches de cèdre, il entreprit de remonter le boulevard Bonne-Nouvelle en tentant de séduire chaque jeune fille qu'il croisait. La vingt septième se prénommait Angèle et portait une robe longue parsemée d'étoiles filantes. Elle avait à peine douze ans trouva dans ses cheveux trois sortes différentes de fleurs carnivores.

7
Les années passèrent. Il écrivait de plus en plus rarement. Parfois de simples mots en travers de la page : pomme de terre ou dégringolade. Et puis un jour il cessa tout à fait. Quelqu'un lui annonça que les continents dérivaient désormais de façon oblique. A celui qui venait lui apprendre que les moutons écossais avaient migré en masse à Sainte-Hélène, il répondit sèchement que les additions, à compter d'aujour-d'hui, il les ferait à l'envers.

8
Il se découvrit, sur le tard, une vocation de contrôleur SNCF. Mais ayant atteint la limite d'âge, il ne fut jamais autorisé à se présenter au concours idoine. En désespoir de cause, il accepta une place de rémouleur. On put donc le voir, quinze années durant, traîner sa charrette de marché en marché tout autour du Maine-et-Loire. Il s'était fait sur son visage une sorte de dessin sinueux pareil à ceux que confectionnent, au printemps, les papillons sur l'écorce des tilleuls.

9
On raconte qu'il s'est un jour marié avec un petit lac très calme en haut d'une montagne presque chauve. On raconte qu'il a vieilli entouré de crécelles et de porte-manteaux. On prétend qu'à la fin de sa vie il conversait volontiers avec les poissons du lac, des temps anciens, quand les pendules sonnaient l'heure et la demie, quand les trains entraient en gare en chantant des comptines et quand ceux qui prétendent savoir tendaient encore l'oreille au passage des saisons.

10
Il est mort, dit-on, un soir de juin. Cela semble bien improbable. Cet enfant-là, voyez-vous, est encore à naître, fils de l'eau et des cerceaux, irréductible voyageur, éternel vagabond des choses et des êtres, regard mi-clos, fatigue, plume au vent, souffle au cœur et rire aux larmes. « Ceux qui s'aiment multiplient les rêves », aimait-il à dire.

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