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La Fin du Monde II
Martine


I

« Je m'appelle Martine. »   Elle était assise sur une chaise non loin d'un homme. C'était une fin d'après-midi ensoleillée du mois de mai. L'homme lisait un livre, ou bien faisait semblant. Tout d'abord il ne bougea pas. « Je suis née à Champagne sur Vingeanne, en Côte d'or. J'ai dix neuf ans. Ça vous plairait ? » L'homme finalement tourna la tête. Martine ne le regardait pas mais des enfants jouant au ballon un peu plus loin. La question tomba mollement. Martine laissa passer une dizaine de minutes, puis parla de nouveau : « Je suis arrivée à Paris il y a un an. Au début, ça faisait drôle : il y avait trop de gens. »   L'homme releva la tête et la regarda franchement. Elle lui sourit : « Je m'appelle Martine. Ça vous plairait ? »   Il hésita encore un peu, puis dit, prenant un air fâché : « Ça me plairait quoi  ? » Martine hésita un peu rebutée par la brutalité du ton. Mais décida de passer outre. « Que je vous masturbe » , dit-elle. L'homme eut un hoquet de surprise. « Ils sont toujours surpris, pensa Martine. A vous couper le souffle.  »  Elle ne lui laissa que peu de temps : « Ce sont des choses qu'on ne propose qu'une seule fois. », dit Martine. L'homme avait lâché son livre. Il rapprocha sa chaise de celle de Martine. « Je ne comprends pas très bien » , dit-il plus bas. «C'est pourtant simple, s'exaspéra Martine. Je vous propose de vous masturber. Il y a des tas d'autres mots dans la langue française pour dire la même chose, mais à tout prendre c'est celui-là que je préfère. Vous dites oui ou vous dites non. Cela ne vous prendra qu'un petit quart d'heure.» « Mais… Pourquoi ? »   demanda l'homme. « Le pourquoi ne regarde que moi, répondit tranquillement Martine. Mais je crois que vous pouvez me faire confiance : il paraît que je fais ça très bien. » Elle souriait. L'homme laissa passer un peu de temps, puis dit, dans un murmure : « Je veux bien. »  

Martine aussitôt se leva. L'homme lui emboîta le pas. Ils se dirigèrent vers la sortie. Une fois dans la rue, l'homme osa demander :  « Où allons-nous ? » « Chez moi », dit Martine.  Ils marchèrent encore un peu, puis l'homme s'arrêta devant un café : « Ecoutez, c'est trop brutal. Allons prendre un café. Laissez-moi le temps de m'habituer. »  Martine le regarda un instant, hésitante, puis accepta comme à regret : « Je vous préviens, il est fort possible qu'à la fin vous dussiez passer votre tour… » « Comment ça ? » , dit-il en s'asseyant. Ils commandèrent des cafés. Martine lutinait à droite, à gauche. L'homme se détendit peu à peu. « Je m'appelle Paul… »  commença-t-il. « Je m'en fous. » , l'interrompit Martine. Ils se turent jusqu'à ce que le serveur ait déposé les cafés. Puis l'homme fit une nouvelle tentative : « Vous voyez quelqu'un de possible ? »  Martine ne le regardait pas mais à l'autre bout du café un groupe attablé. « Là-bas, oui », fit Martine.  Paul jetta un œil dans la direction.  « Le type avec la veste rouge ? » « Non, la fille à côté » , dit Martine d'un ton las. « On y va ? » Elle avait bu son café d'un trait. Comme pressée d'en finir.   Paul prenait son temps. « Vous ne voulez vraiment pas me dire pourquoi vous… » tenta Paul de nouveau.   Martine se tourna brusquement vers lui : «    Ah non ! Tant pis pour vous ! » Elle était à demi-levée. Paul la rattrapa par le bras. « On y va », lui dit-il.

Martine habitait un minuscule grenier rue Malebranche. Ils s'y hissèrent lentement. Passée la porte, elle prit les choses en main.   Il la vit disparaître derrière un rideau. Il y eut des bruits, des raclements de meuble puis le rideau fut tiré et elle l'invita s'avancer. Il y avait, au milieu d'un espace libre, un fauteuil. Devant le fauteuil, à deux-trois mètres, un pied et un appareil photo genre polaroïd. Martine s'expliqua aussitôt : «Vous allez vous déshabiller et vous asseoir dans le fauteuil où je vous masturberai. L'appareil photo est réglé pour ne prendre que votre visage. C'est l'expression de votre visage qui m'intéresse, au moment précis où vous jouirez. Je vous poserai quelques questions, et puis ce sera fini.» Paul était tendu. Non pas inquiet, mais intrigué. « Vous faites une enquête ? » demanda Paul.   Martine finissait d'installer l'appareil sur le pied.   « En quelque sorte, oui. », dit simplement Martine.   Elle fouillait dans une boîte à la recherche du cordon de commande à distance. « Sur le visage des gens quand ils jouissent ? »   demanda Paul. Martine avait trouvé le cordon. Elle se pencha dans l'œilleton et régla la distance, la hauteur.  « Pourquoi faites-vous cela ? »   osa encore Paul. Mais Martine avait fini ses préparatifs. Elle se tourna vers lui. « A quoi bon vous expliquer ? Souhaitez-vous que je me déshabille ? » Paul maintenant hésitait. La part qu'exigeait Martine, lui-même ne la connaissait pas.   « Pourquoi la photo ? »   demanda Paul en commençant à se déshabiller. « C'est pour me souvenir », dit simplement Martine.   Il fut nu, vint s'asseoir dans le fauteuil. Martine un instant avait fermé les yeux. Elle s'agenouilla devant Paul. Ses mains s'approchèrent, puis se saisirent de la verge.

Martine mettait dan s se masturbation un grand sérieux et somme toute beaucoup de tendresse. Détachée, elle manipulait la verge de Paul avec lenteur, application, délicatesse. A l'instant où il jouit il y eut des flashes et tout de suite après le bruit caractéristique de la photo vomie par le devant de l'appareil. Martine déjà relevée trempait ses mains dans une bassine d'eau à ses pieds. Puis à l'aide d'un gant elle nettoya le bas-ventre de Paul. Elle lui fit signe de rester dans le fauteuil. « A quoi avez-vous pensé ? »   demanda-t-elle. Paul tout juste sorti de l'émotion de sa jouissance, essaya de se rappeler. « Je ne sais pas. » « Essayez de vous rappeler », insista Martine. « Il y avait de la lumière. Beaucoup de lumière. » « Lumière. » Martine, un bloc à la main, notait. « De la lumière, oui, et puis une prairie. J'étais comme dans une prairie. » « Une prairie. »   répéta Martine.   « Une prairie, oui, avec des draps, des grands draps qui séchaient pendus sur un fil. Il y a eu un claquement, comme un coup de vent. Et puis c'est tout. »  Martine avait consciencieusement noté. Elle prit la photo. « Vous voulez la voir ? » demanda-t-elle.  Paul se releva vivement puis contourna le fauteuil à la recherche de ses habits. « Non. » , fit-il, maintenant gêné.Martine vida la bassine pendant que Paul se rhabillait. Elle dit simplement : « La plupart des hommes ne veulent pas regarder. »  Paul avait fini. « Je vous raccompagne » , dit Martine.

Dans le jardin, au moment de la quitter, Paul brusquement se tourna vers Martine : « Mais à la fin que cherchez-vous ? »   Martine sourit sans répondre. Arrivés près de la balustrade où elle l'avait accosté, elle lui désigna les deux chaises vides. Assis, elle dit, sans le regarder. « Je cherche l'imagination dans le poncif. L'absence de solution. Je cherche l'amour. La disparition efficace. »   Elle lissait sa jupe, rêveuse. Un couple passa auprès d'eux.. Martine dit encore : « Les gens s'épuisent. On croit que l'instant de jouir est un moment de pure solitude, mais c'est tout un monde à portée… » « Et vous, à quoi pensez-vous ? »     demanda Paul. « Moi ? »   Tournée vers lui, son visage vit passer une ombre de gravité. « Une fois, j'ai entendu un cor anglais », dit-elle.   Puis elle rit.

II

Ce n'avait pas été très compliqué : il lui avait suffi, un soir, de se dissimuler dans un parterre de buissons et d'attendre que les gardiens aient fait leur dernier tour. Ensuite, tout le jardin avait été à elle. En quelques semaines, elle y avait organisé sa vie : un lit de feuilles bien à l'abri d'un gros buisson pour dormir pendant le jour, et puis, à portée de main, les quelques objets indispensables à sa survie. Pour le reste, on ne pouvait rêver mieux : au cœur de Paris une vingtaine d'hectares boisés, fleuris, un bassin pour nager et, tout le long de la balustrade une vingtaine de grandes statue en guise de compagnie. Martine — qui avait perdu jusqu'à l'usage de son nom —, semblait décidée à finir sa vie dans le jardin du Luxembourg. Elle s'y resserra, dormant tout le jour et ne s'éveillant qu'à la fermeture, délicieusement libre, alors, d'aller et de venir où bon lui semblait parmi les chats maigres et sous le ciel ruisselant d'ombre de la ville à l'entour.

Elle eut tôt fait de surprendre les conversations que tenaient entre elles, depuis le crépuscule jusqu'à l'aube, les statues disséminées dans tout le jardin. Les plus intéressantes cependant, étaient celles qu'entretenaient toutes les femmes figées le long de la grande balustrade autour du bassin. Il y avait là uniquement des reines des saintes ou des femmes illustres. Là, dès la nuit tombée, régnait une ravissante cacophonie, une sorte d'épais brouillard de mots, de rires et d'admirables éclats. Au début Martine n'osa y mêler sa voix mais une nuit qu'elle était aux pieds de Louise de Savoie racontant à sa voisine Mlle de Montpensier que «la noblesse d'un port de tête laisse supposer, vous me l'accorderez, bien d'autres attraits et parmi lesquels le moindre n'est pas, comme on le croit généralement, le contour des ongles mais, juste au-dessus des fesses, un petit sillon dans la peau, une sorte de promesse rieuse qui m'a toujours émue aux larmes.» et Mlle de Montpensier en convenant aisément : , Martine s'autorisa une courte intervention : «Je m'excuse, gentes Dames, mais beaucoup plus intéressant me semble quant à moi les minuscules fossettes qui, sur le devant comme sur le dessus des épaules, marquent, et ce avec la plus grande certitude, une amabilité du geste et un goût pour les mets pimentés.» Il y eut un bref silence entre les deux Dames — quoi ? Comment osait-on ? Une intruse ! — bientôt rompu par une remarque de Clémence Isaure, à la droite de Mlle de Montpensier qui ne put s'empêcher de prendre part à la conversation : «Excusez-moi, malgré moi je vous ai entendues et la remarque de cette jeune fille me semble infiniment juste. Cela me rappelle quelqu'un de ma compagnie qui possédait justement à cet endroit deux merveilleuses petites fossettes, si merveilleuses, me croirez-vous ? que je passais des nuits entières perdue dans leur contemplation… »    « Cela vous suffisait-il ? » demanda Marguerite d'Anjou, vivement intéressée. « Assurément. »   répondit Clémence Isaure avec tant de conviction dans la voix que toutes en rirent de bon cœur. Le reste de la nuit ne fut qu'une longue et sublime conférence sur les marques particulières du corps humain et leur secrètes significations. Toutes ces femmes avaient eu des vies passionnantes et leurs souvenirs étaient constellés de mille et un détails plus charmants les uns que les autres. Quand vint le matin, Martine regagna son buisson toute étourdie.

On parla, les nuits suivantes, aussi bien de la comète de Halley que des diverses façons de se prévenir les varices ; de la gamme tempérée, apparue au xvi eme , que de la jalousie des hommes. Souvent la nuit s'achevait par un bain joyeux et collectif dans le bassin. C'est dans ces moments que Martine put constater que, sous les épais manteaux de pierre qui les voilaient, les corps de ces grandes dames n'avaient rien perdu de leurs charmes, bien au contraire. A la fin la présence de Martine intrigua et Jeanne d'Albret, vers la mi-juin, se fit le porte-parole de cette cour étrange afin d'en savoir un peu plus : « Mais vous mon enfant, comment êtes-vous venue ici ? »   Martine, confuse et timide, raconta un peu son histoire. Ce ne furent aussitôt qu'exclamations et pouffements. « Dieu me garde, murmura Blanche de Castille, je ne me s uis jamais posée de questions de ce genre… »   Sainte Bathilde, Sainte Geneviève et Sainte Clotilde, qui avaient tendance à rester un peu à l'écart, convinrent qu'elles ne pouvaient prendre part au débat. Louise de Noves quant à elle s'y intéressa vivement : « Qu'avez-vous découvert à la fin ? »   Martine eut alors grand peine à résumer son enquête. «Il apparaît, dit-elle cependant, des différences notables entre les représentations orgasmiques des hommes et des femmes. Les hommes, autant que cela peut se comprendre, sont plutôt tournés vers le pleinarisme, les femmes, pour ce que j'ai pu en connaître, ont tendance à situer leur décor à l'intérieur des habitations. Mais il est d'autres différences : celles tenant, par exemple, à la présence d'objets : les hommes invoquent fréquemment des éléments de costumes, de linges : fichus, bas, gants, draps, serviettes, etc., alors que les femmes se tournent plus volontiers vers des instruments : lunettes, jumelles, cyclopousses, barres parallèles, voire, dans un cas particulier que j'eus à connaître : aérostat. Une troisième différence, à mes yeux capitales, tient à la présence ou non de sons. Il est tout à fait remarquable de constater que, sur les deux mille cas observés, pas un homme — je dis bien pas un — n'a évoqué de son tandis que toutes les femmes ont abondamment parlé de musique, de cris, de rires, de gémissements, de gratouillis… » A la fin de l'exposé de Martine, Marguerite de Valois intervint :   « Et finalement qu'en concluez-vous ? »   « Rien, dit Martine. Il y a sur terre plus de cent millions d'espèces animales. Mon enquête ne faisait que débuter. » « Pourquoi l'avoir interrompue ? »   questionna Anne de Beaujeu ? « Sans raison aucune » , assura Martine. Puis on ne l'entendit plus. Toutes ces dames, à l'exception des trois Saintes, faisaient sur ce point particulier assaut de souvenirs. Qui se rappelait très bien avoir, une nuit, évoqué un paon à triple queue, qui une promenade à pied sur la mer, qui encore un terrier plus noir que le plus noir des terriers… Martine, dont l'exposé avait éveillé quelques souvenirs, préféra s'éloigner. C'est au coin d'un immense tilleul qu'elle se cogna dans une très jeune fille.

« Salut, dit celle-ci. Je m'appelle Karine. Vous avez l'air songeuse. »  Sans plus de formalité, Martine lui fournit la cause de son dépit : « A vrai dire, expliqua-t-elle, je me demande si tout cela n'était pas que prétexte… » « Prétexte à quoi ? » , demanda Karine. « Eh bien… »   L'aube approchait. Martine ne put achever sa phrase et, plus rêveuse que jamais, regagna son buisson.

Au fil des mois Martine en vint à préférer à la compagnie bruyante et agitée des grandes Dames, celle, plus simple et silencieuse, des trois Saintes. Bathilde surtout l'intriguait. Elle parlait peu et le son de sa voix, à peine audible, semblait le murmure d'un baiser. A force de patience, Martine sut gagner sa confiance et une nuit, Bathlide lui fit cette étrange confidence : « Sais-tu, Martine, il m'est arrivé dans ma vie quelque chose dont le souvenir est en moi plus   intact que le jour de ma mort. C'est le jour où Dieu m'a appelée… » Bathilde lui fit alors un extraordinaire récit de la manière dont, s'étant introduit dans sa chambre, Dieu l'avait charmé de divines paroles et pressé de langoureux baisers jusqu'au moment où, n'y tenant plus, il s'était violemment jeté sur elle. « La révélation me vint, au moment ultime, que Dieu serait, pour moi, à jamais semblable à l'image qui m'envahit alors : celle d'un poireau dressé sur un bougeoir. »    Martine, troublée, retrouva lentement le chemin de son buisson. Karine réapparut la nuit suivante et l'entraîna près des grilles : «Ceci est sans limite, lui dit-elle en ouvrant les portes du jardin. Comment Diable avez-vous pu imaginer un seul instant que ces statues vous parlaient ? Et puis encore : il y a dans l'Océan Pacifique des fosses de plusieurs milliers de mètres de profondeurs. Une dernière chose enfin : cessez de mettre vos doigts dans vos oreilles. Tenez. Tout est écrit à l'intérieur.» Karine lui remit l'enveloppe puis la poussa vivement dans la rue, hors du jardin.
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