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La Mésopotamie

La Mésopotamie, je la voyais très bien, là, au milieu de la pièce. Elle était tout à fait remise de ses émotions et brillait de ses plus beaux feux, avec cette absence juste ce qu'il faut au côté droit, et ses petits yeux verts de chine pleins d'une malice antique. Deux ou trois jours, pas plus, suffiraient à la remettre tout à fait d'aplomb. Je la laissai donc dans son ombre propice et sortis faire un tour sur les remparts. A peine avais-je tourné la Tour de Nesle que je me heurtai à un peintre de ma connaissance, qui s'en revenait précisément du Cameroun. Il m'entreprit aussitôt du récit de son périple tandis que, de mon côté, ne l'écoutant pas plus qu'il ne me prêtait attention, je me mis à lui parler de ma collection : « Je viens de dénicher, lui dis-je, ce qui pourrait être la Mésopotamie. » Il me décrivait avec force détails l'allure des chapeaux coloniaux tandis que j'énumérais, pièce par pièce, les merveilles de ma collection. Nos conversations emmêlées nous tinrent ainsi sur les remparts jusqu'à ce que, au petit matin, tenaillé par la faim, nous allions poursuivre dans un café où nous avions nos pratiques. « C'était la nuit, me disait-il, et je n'ai pas vu la bicyclette qu'on avait laissée en travers de la route. Patatras… Me voilà engoncé dans le pédalier, le guidon dans la poitrine et les rayons me sortaient par les yeux… Quel spectacle ! »

Sur ces entrefaites un ami commun en vint à passer par là. Il se mêla derechef à la conversation. Il venait, nous expliqua-t-il, de passer la nuit auprès d'une chanteuse de variété borgne qui avait bien connu Sarah Bernhardt. Puis s'invitèrent un poète, un botaniste et une courtisane. Chacun y allait de son récit, tant et si bien qu'à l'heure de midi retentissait dans le café une sorte de mitraille d'aventures diverses et variées, furieusement, inextricablement entremêlées, Moi, fatigué, j'avais fini par m'endormir. Mais le bruissement des conversations, autour de moi, continuait de m'imprégner et je vis dans mon rêve surgir la chanteuse borgne sur le dos d'un éléphant en hurlant : « Que voulez-vous que j'y fasse ! ». Une main tapotait mon épaule. C'était, disparu depuis des mois, un revenant de l'est parisien, coiffé de sa casquette de chef de gare. Il réclama le silence. D'une voix solennelle, il nous lut alors la déclaration qu'il se proposait d'envoyer par pneumatique, le jour même, au ministre de l'Instruction publique. Si ma mémoire est bonne, ça se terminait ainsi : « Pour tout vous dire, Monsieur le ministre, mes amis et moi-même comptions aller à la pêche. » Il y eut à la fin forces applaudissements. La déclaration circula de table en table et chacun put y apposer sa signature.

Ayant quelque liberté dans l'emploi de mon temps, je me proposai pour aller la déposer au bureau de poste. Est-ce alors – ou bien dans l'après-midi ? – que je croisai dans la vieille rue l'hippocampe que je n'avais pas vu depuis avant-guerre. Il était toujours vaillant, certes, mais surtout accompagné d'une boulangère des plus charmante, qu'il me confia, le temps d'un somme. La boulangère m'avoua que, tout hippocampe qu'il se prétendait, mon ami était en réalité très sot. Elle me raconta ensuite une partie de son enfance. Elle avait été élevée par un de ses oncles, Général d'Empire qui, très attaché aux traditions militaires, avait épousé en secondes noces une cantinière népalaise. Ils avaient vécu aux Indes et en Sibérie, si fait que la science physique n'avait plus pour elle de secrets. « En réalité, me dit-elle comme nous traversions la Place Saint-Sulpice, je ne suis pas plus boulangère que cul-de-jatte. J'ai dit cela à votre ami car il désirait passer quelques mois dans l'odeur du pain d'épice.»

Je la trouvais décidément bien charmante. Je lui dis alors que moi aussi, j'avais parfois de ces rêves curieux qui font rougir les persiennes. « Lesquels par exemple ? » me demanda-t-elle. Je ne lui en avouai qu'un seul : « J'aimerais bien, un jour, lui murmurai-je à l'oreille, apprendre par cœur les dix-huit mille vers de La Légende des siècles. » Elle en fut très impressionnée.

Nous continuâmes à parler, ainsi, tout en marchant et à la nuit tombée nous nous étions fort éloignée de la ville. Dans la forêt que nous traversions, nous rencontrâmes des chevaliers et des pucelles qui jouaient aux cartes, des touristes japonais et ce qui nous sembla être une colonne de fumée. Au matin, nous fîmes halte dans une auberge et l'on nous y servit une délicieuse soupe de radis noirs. De confidences en confidences nous devînmes très proches. Aussi, quand je lui proposai d'aller chez moi voir la Mésopotamie qui se remettait d'une vieille blessure, elle ne refusa pas. Et c'est ainsi que la Mésopotamie vit, pour la première fois, le cheval de Troie faire l'amour à une étoile filante.
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