Un trait lumineux jaillit des hauteurs du REM et percuta le sol gelé à quatre mètres du pare-choc. Le tir, le troisième en une poignée de secondes, s'était dangereusement rapproché de sa cible.
"Il faut abandonner le camion !" cria Lhassa.
Wang hocha la tête et freina tout en donnant un coup de volant sur sa gauche pour éviter le cratère noir et fumant foré par le rayon. Il comprenait maintenant pourquoi les néo-triades n'avaient pas lancé les autres camions du barrage à ses trousses : elles avaient probablement été échaudées par la destruction de véhicules qui s'étaient aventurés trop près du rideau.
Wang coupa le moteur, récupéra le PM, se rendit à l'arrière du camion, expliqua aux émigrants qu'ils devraient parcourir les derniers mètres par leurs propres moyens. Ils ne protestèrent pas, conscients d'avoir été favorisés par rapport à ceux qui avaient effectué tout le trajet à pied. Ils descendirent, jetèrent au passage un regard inquiet sur l'arme de leur jeune chauffeur à l'air farouche, se fondirent dans la multitude qui se resserrait de nouveau au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de la porte.
Malgré les nuages bas, malgré la neige qui tombait désormais en abondance, le REM se dressait devant eux dans toute sa majesté. Du ciel il n'avait pas seulement la couleur mais, bien qu'il fût vertical, bien qu'il fût délimité en bas par le tapis neigeux et en haut par le manteau nuageux, il donnait la même impression d'infini, d'insondable. Ses émulsions ressemblaient à des insectes photogènes et fourmillants, et son grésillement se transformait en un bourdonnement grave qui évoquait la rumeur d'un gigantesque essaim. D'une cinquantaine de mètres de hauteur - pourquoi si haute ? se demanda Wang, une ouverture de trois mètres aurait largement suffi...-, la porte ne s'embarrassait d'aucun chambranle, d'aucun fronton, d'aucune fioriture. C'était une sorte de tunnel de vide qui s'ouvrait dans l'activité électromagnétique comme les eaux de la mer Rouge s'étaient écartées devant Moïse et le peuple d'Israël (grand-maman Li avait lu les passages les plus spectaculaires de la Bible à son petit-fils dans le but de le familiariser avec la notion de miracle et de lui fournir une explication tout à fait personnelle sur la supériorité technologique de l'Occident). Ses perspectives fuyantes se perdaient dans une pénombre lointaine, un détail qui surprit Wang car il s'était toujours figuré que le REM n'était guère plus épais qu'une vulgaire muraille en pierre.
Lhassa marchait à ses côtés, les yeux craintivement levés sur cette immense bouche d'où semblait s'exhaler le grondement qui s'amplifiait maintenant de manière inquiétante. La plaie de son front avait cessé de saigner, mais le sang séché avait collé quelques-unes de ses mèches sur ses tempes et ses joues. Elle essuyait d'un revers de manche distrait les flocons qui se déposaient furtivement sur ses cils ou ses lèvres. De temps à autre, elle se tournait vers Wang et lui souriait, mais ses traits restaient imprégnés de tristesse. De même, lorsqu'il la regardait, il se sentit envahi d'une étrange nostalgie et des larmes lui venaient aux yeux. La certitude s'enracinait en lui qu'il serait bientôt séparé d'elle, que l'occasion ne se représenterait pas de sitôt de poser la tête sur sa poitrine, de s'abreuver à la source de sa bouche, de se blottir dans la tiédeur de son ventre.
Tout autour d'eux, les visages étaient graves et les échanges se limitaient au strict nécessaire. Les femmes ne prenaient plus le temps de donner le sein aux nourrissons affamés dont les hurlements leur déchiraient les tympans. Les semelles crissaient sur la neige fraîche. L'espoir d'une vie meilleure - ou moins mauvaise - les avait poussés à quitter leur taudis mais l'angoisse leur labourait le ventre au moment de franchir le seuil du paradis promis. Les rumeurs alarmantes, qu'ils avaient oubliées pour braver les mille périls de leur voyage, leur revenaient soudain en mémoire : l'esclavage, les jeux du cirque, les chambres à gaz, les prélèvements biologiques, les zoos humains... Il était certes trop tard pour faire marche arrière mais la peur entravait chacun de leurs mouvements, rendait leurs gestes fébriles, abandonnait dans leur bouche un goût de fiel. Les familles se regroupaient spontanément, mues par l'instinct grégaire, ce réflexe venu du fond des âges qui resurgissait dès que des êtres humains se trouvaient confrontés à une situation inhabituelle.
Wang et Lhassa avançaient main dans la main, la gorge trop sèche pour prononcer le moindre mot. Leurs doigts s'entrelaçaient avec force, comme si chacun cherchait à imprimer sa marque sur la chair de l'autre. Ils se sentaient de plus en plus minuscules devant cette gueule à la fois effrayante et fascinante. Wang se demanda si cette démesure n'avait pas été voulue par l'Occident pour dissuader les ressortissants de la RPSR de tenter une quelconque action militaire ou terroriste de l'autre côté du REM. La voûte et les parois concaves du tunnel étaient formées d'émulsions électromagnétiques plus denses, comme repoussées et maintenues sur les côtés par un flux d'une densité supérieure.
Comme la plupart de leur compagnon d'exode, le Chinois et la Tibétaine marquèrent un temps d'hésitation avant de franchir le seuil de la porte. Au pied du rideau, le grondement - ce doux murmure que les habitants de Grand-Wroclaw percevaient au bord de la Nysa les soirs d'été - devenait assourdissant. La chaleur intense qui s'en dégageait faisait fondre la neige sur un rayon de plus de deux cents mètres et révélait une terre boueuse, jonchée de pierres. On s'y enfonçait jusqu'aux chevilles, au point que certains y abandonnèrent une ou deux chaussures.
Sous le REM, le sol, habillé d'un revêtement lisse et souple, restait en revanche parfaitement sec. Une dizaine de mètres à l'intérieur du tunnel, le grondement se transformait en un chuchotement à peine audible, et les myriades de particules en suspension sur les côtés et sur la voûte ressemblaient à des abeilles folles et muettes. Elles diffusaient une lumière bleutée qui maintenait la pénombre à distance.
Wang tourna la tête et embrassa d'un ultime regard le paysage enneigé. Il tenta d'apercevoir l'Erzgebirge, cette barrière montagneuse derrière laquelle s'étendait la Bohême puis, au-delà, la Silésie de son enfance, mais les flocons tiraient sur l'horizon un voile hérmétique d'où les émigrants jaillissaient comme des spectres. La tempête ne lui laissait même pas le loisir de se raccrocher à ses souvenirs, de s'apitoyer sur lui-même. Il glissa la main dans sa poche, caressa le petit éléphant, secoua la tête pour chasser la nostalgie qui commençait à le gagner, puis, sur les talons de Lhassa, il s'engagea dans le passage.

Extrait de Wang, de Pierre Bordage.
Voir : http://www.noosfere.org/heberg/bordage/infolivre.asp?site=25&numlivre=-325285



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