Nous sommes ensevelis sous des monceaux d'images, sous des amas de mots, sous des marées de sons que nous n'avons pas choisis ni forcément accepté de voir, de lire ou d'entendre. Ils ne sont là, bien souvent, que pour nous vendre des voitures, des chansons, des cuisinières, du cinéma ou de la littérature. Ils prétendent contenter nos besoins, nourrir nos idées, peupler nos rêves, combler nos désirs. Ils prétendent pouvoir nous dire qui nous sommes, comment nous devons aimer, où et quand nous allons mourir. Ils sont devenus notre voix et de fait ils achètent notre silence.
Mais nous vivons. Pétris de désirs, gorgés de révoltes. Avec dans la tête, depuis longtemps, quelques vacarmes particuliers, bien à nous, avec à l’esprit tout un peuple de déserteurs qui ont tracé la voie. Nous vivons. Il est des images que nous sommes les seuls à pouvoir rêver, des musiques que personne encore n’a pu chanter. Nous vivons. Nos désirs sont sinueux, sauvages, absolument imprévisibles. Nos nuits sont interminables, d’où nous revenons couverts de boue, et de l’or dans les yeux, entre les lèvres des secrets inouïs et aux oreilles d’immenses bouches de feu. Nous vivons. Chaque matin un peu plus saugrenus, chaque jour un peu plus singuliers. Nous vivons : quoi qu’on en dise, nos rêves n’appartiennent qu’à nous.
Lignes de fuite est une sorte de carte, de parcours, de labyrinthe. Il rassemble et combine des textes écrits ou dits, des images, des animations et de la musique. Chacun d’entre eux me charpente, me délimite, m’agrège ou me désagrège. Tous me constituent. Territoire en perpétuel désordre, marelle déboussolée, énigme, miroir placé dans une chambre obscure, Lignes de fuite ne dessine, au fond, que le portrait fantôme d’un qui chercherait encore, en dépit de tout, à « s’asseoir à l’aube, coucher ailleurs ».
Ces lignes de fuite ne se rejoignent nulle part – utopie signifie « nulle part ». Le paysage où je m’éparpille est à la fois inédit et mouvant. Il se fait et se défait, se compose et se décompose à mesure. Au jour le jour. Il murmure, il vocifère, il ensorcelle. Il s’élance. Ou bien se terre. Les Lignes de fuite marquent donc des liens mouvants, changeants, au sein d'un espace qui n'est ni réel ni imaginaire mais peuplé de troubles, d’épreuves, d’attentes, de reflets, de traces, de restes, de masques et d'apparitions. Le site, fidèle à cette image, sera fait de rencontres, de hasards, mis à jour au petit bonheur, selon l’envie, quand le temps chantera de faire ceci, d’aller ici ou d’essayer cela. Les lignes bougent, je vous l’ai dit, et le paysage se métamorphose. Il n’y a aucune raison pour que cela cesse.
Le rêve, la poésie – et l’amour. Mes balises sont larguées, grandes antennes fouillant la nuit noire. Ce qui crépite de l’une à l’autre, ce qui apparaît et puis s’évanouit, c’est plus sûrement que tout ce qui me retient : un poitrail au tournant d’un manège, une fiole qui ne verse rien d’autre que le ciel, un peu de naïveté, l’ombre d’une jupe quand le désir la lève, la trame d’une histoire dans le pli du journal, une toupie tentant sa chance en plein milieu de la nuit…
Benoît Lardières